top of page

Contre l'aliénation, ma liberté

Mes Tresses décollent

Galerie de la Voute

Paris, décembre 2018

Mes tresses décollent ? Aurélie Dubois, avec cette nouvelle exposition, enfonce le clou. Quel clou, et sur quel support ? En quelques oeuvres bien senties évoquant l'univers de l'école enfantine, l'artiste revient sur la construction de l'âge de raison et ses effets négatifs. Le clou, c'est la causticité, le doute, l'insolence, la désobéissance. Le support du clou, ce moment ambivalent que représente, dans la vie d'un être humain, celui de la première scolarité. Ce moment, écolières et écoliers le vivent  entre apprentissage de l'obéissance et perte graduelle de la conscience libre, sur fond de graduelle intégration au monde codé des parents, des adultes, des législateurs de tous ordres.

Pour le dire autrement : si l'école nous donne des armes pour affronter le monde (gloire à l'éducation), elle ne nous lie pas moins les mains comme l'esprit (toute éducation, la meilleure y compris, est une contrainte).  On ne naît pas asservi, on le devient.

 

 

Ni dieu ni maître (d'école)

 

Un regard sur les oeuvres proposées pour la circonstance nous confirmera si besoin était la position que prend Aurélie Dubois, celle de l'élève retorse, de l'énervée qui n'a pas l'air d'aimer l'école. Aurélie Dubois redevenue élève n'est pas dupe : la chaise d'école stéréotypée sur laquelle elle s'assoit nous est présentée ici en noir, comme le tableau où officie la maîtresse ou le maître : le tableau noir, lieu de l'énoncé des règles, confond sa nature avec tout ce qui l'entoure, en le contaminant, à commencer par l'écolière assise sur sa chaise. Aurélie Dubois redevenue élève n'est pas sage, comme le confirmera cet autoportrait de l'artiste devenue un curieux vampire laissant filer sous sa bouche non du sang mais, au terme de l'absorption du contenu d'un encrier, un large filet d'encre. Aurélie Dubois redevenue élève n'aime pas les leçons trop didactiques, elle subvertit leur sens comme lorsque dans un jeu des sept erreurs prenant pour thème les animaux de la ferme (une réalisation intitulée basse cour, sans le trait d'union : la cour des gueux, des indisciplinés, des exclus), elle y coupe le cou des oies...  Et puis, Aurélie Dubois redevenue élève préfère à l'évidence la récréation aux heures d'enseignement, elle conçoit des marelles non sans y glisser quelques connotations féministes. "Je Tu, ILS", peut-on ainsi lire sur l'une d'entre elles, comme à dire que l'institution qu'est l'école, en un doublet de la phallocratie, perpétue depuis des lustres la domination masculine.

L'oeuvre d'Aurélie Dubois, "artiste de garde", se déploie comme une réponse armée à nos aliénations. Sans les déplorer jamais mais, au contraire, en en faisant un objet de création, sur un mode autant analytique que plastique. Dessins, sculptures, vidéos, installations, avec la même intention, dévident chez cette artiste intraitable le roman de la vie vécue, contre la vie rêvée. Je me rêve mâle, ou androgyne ? Je suis une femme. Je me rêve libre ? De multiples pouvoirs m'enserrent. Je me veux innocente, pure, neuve ? Je suis calculatrice, l'impureté ne me laisse pas de marbre, je suis aussi vieille qu'Eve et que Judith, les grands-mères symboliques de l'humanité, et des diablesses, mes doubles, au-delà du temps.

 

 

Une partition de combat

 

Depuis plus de vingt ans à présent, Aurélie Dubois chasse sur le territoire de la morale toujours déçue. Il y a des codes de bonne conduite, ainsi le veut la vie en société. Mais il y a aussi le désir, cette contrepartie trop souvent indomptable, qui rend les humains inadaptés de facto à leurs propres lois.

Si l'aliénation naît de l'obéissance à la loi, la création, chez Aurélie Dubois, naît pour sa part d'une divergence assumée par rapport à ce que la loi commande de représenter. Ne nous étonnons pas, en conséquence, que le bréviaire plasticien de l'artiste irradie de figures mal normales, bellmériennes, femmes-enfants ou individus-monstres, êtres humains trop humains que taraude et transforme leur sexualité en une offre visuelle ou audiovisuelle où saleté, sang, sanies voire violence charnelle s'invitent volontiers. Aurélie Dubois, arrière petite-fille du marquis de Sade ? Peut-être, sous condition que Sade, par le biais d'une métamorphose incertaine, se soit à la fin croisé avec Freud, Lacan, Foucault ou Guattari.

Comme l'écrivait le psychanalyste Daniel Androvski, "Nous pouvons considérer le corps comme une partition qui dès la naissance s’exprime par des cris. Aurélie Dubois affirme par son œuvre que ces cris s’écrivent même si ce qui se crie ne s’écrit pas. Au pire, ça se dessine, notamment sous la forme du sexe, de la tension, du râle et de certains hurlements." Et d'ajouter : "Il y a une analogie et un devenir entre le cri et le trait". Que veut signifier Androsvski ? L'oeuvre d'art, forme de révélation intime, d'accouchement d'un cri que la morale entend faire taire et réduire au refoulé, est bien une maïeutique. Par l'oeuvre d'art et à travers elle transite le vocabulaire personnel de la désaliénation et l'expression revancharde du coup vengeur que l'on rend à ses propres fureurs, à ses propres contrariétés, à ses propres interdits. En somme, il faut créer pour être soi et advenir à soi. Et ce faisant, se recréer, non plus à la mesure de ce que la loi fait de nous mais au prorata de ce que l'art même défait de nous, pour le révéler, en une épiphanie de l'aveu.

 

 

Moduler un langage ascolaire

 

Cette nouvelle exposition d'Aurélie Dubois, dans cette perspective, est d'une clarté limpide. Le thème apparent en est l'école, l'école primaire pour tout dire, celle où la cire jamais tout à fait vierge de l'esprit de l'enfant se voit gravée en profondeur par une infinité de leçons disciplinaires, quand derrière ce thème lisible se dissimule cet autre, latent, le dressage du sujet, son devenir objet social. Comment se tenir devant autrui ? Comment se comporter en société ? Quelle expression privilégier ? Quelles valeurs célébrer ? Quels gestes bannir impérativement ? Comment devenir un.e bon.ne élève et, partant, un.e bon.ne citoyen.ne  ?

L'école n'est pas seulement le second espace de la formation de l'individu, juste après le cadre familial. Elle est encore une structure de cérébration autant que de décérébration, de structuration autant que de déstructuration. Instance de domestication que celle-ci, autant que d'éducation. Le Zéro de conduite célébré par Jean Vigo, la victoire des cancres, ne saurait être l'horizon de la formation scolaire, qui vise cet optimum, des têtes bien pleine calibrées pour l'insertion sociale et la reconduction morale de l'ordre établi. L'école reproduit le mouvement de la civilisation, du désordre vers son contraire. Tout le reste, pour elle, est barbarie.

Mes tresses décollent - pour "Maîtresse d'école" -, le titre donné à son exposition par Aurélie Dubois, donne le ton qui est ici celui de l'artiste : produire une conjugaison falsifiée et reformulée de la langue apprise à l'école et par extension, une "déconjugaison" de ce que cette langue acquise contient de prescriptions morales. Ce jeu langagier, au-delà de l'intitulé de l'exposition, se continue au sein de celle-ci à travers maintes recompositions langagières du même acabit, mettant à mal, et signifié, et signifiant. "J'ai" ? Voilà qui peut devenir "je hais". "Je Tu..." se change aussi bien en "Je tue" et ainsi de suite, en un jeu déstructurant avec la langue où le mot ne désigne plus ni lui-même ni la chose, n'en déplaisent à Cratyle et Hermogène, mais une subversion radicale du langage officiel, support par excellence de la communication normative. L'exposition proprement dite, où le spectateur retrouvera l'univers des pupitres enfantins, de l'encre qui coule du porte-plume et des panneaux didactiques de type imagerie d'Épinal, s'impose dès lors comme un théâtre de la cruauté, une mise en scène du non. Papa, Maman, je ne veux plus aller à votre école.

 

Paul Ardenne,

Ecrivain, Professeur des Universités, Historien de l'Art et commissaire d'exposition

Il est notamment l'auteur de Art, le présent, éditions du Regard, 2009.

Corps Intenses

Voir peut-il rendre fou?

24Beaubourg

Paris, mars 2017

Dans toute image produite par Aurélie Dubois, un corps humain. Mais lequel ?

Le sien, portraituré habillé ou nu, estampillé à travers dessins, dessins animés, photographies ou encore films. Plus d’autres. Tous les corps des êtres qui gravitent autour du sien, au quotidien : autres femmes, enfants, hommes, mais aussi êtres divers qui travaillent sa conscience : ceux de poupées, de monstres humains, de clones, d’hommes puissants.

De quelle façon ces corps, par Aurélie Dubois, sont-ils représentés ? Jamais de façon mimétique. Transformés, recomposés, mutants, plutôt. Toujours vifs, actifs, en éveil, offerts à notre regard, aussi, comme autant de figures de questionnement. Ce qui nous est signifié ici, à le parier, serait notre représentation mouvante du corps, représentation dont l’artiste, en déléguée obstinée, décline toutes ses métamorphoses mentales possibles, ou pas loin.

 

L’humain essentiel

Ayant intégré le champ de l’art avec le tournant du 21e siècle, Aurélie Dubois s’y fait connaître par le dessin – la part majeure de sa production artistique, des années durant. Dans chaque image, un corps, donc. Aux traits finement tracés, toujours, à l’encre de Chine, et figé noir sur blanc sur le papier. Quelques lavis noirs, aussi, mais moins nombreux, fédérés à l’ensemble de l’œuvre par cette donnée : l’omniprésence de l’humain.

Les premiers dessins d’Aurélie Dubois donnent le « la » de son œuvre : la représentation de soi, Autoportrait, Dormir, Élever, Regarde-moi, ainsi que la représentation de ses proches, Nicolas, Stéphanie et sa copie, un couple et leur enfant ; Papa, le père de l’artiste affublé en clown. La livraison visuelle est élémentaire, sobre, raffinée sous l’espèce, le plus souvent, du portrait tracé sur fond blanc. Pas d’accompagnement pour ces figures : elles seules « prennent » l’espace de l’image, sur fond vide. Premier constat en matière d’expression, une volonté persistante de faire dériver la représentation, de ne jamais sacrifier au réalisme. Le corps tel que le figure l’artiste est représenté, pourrait-on dire, dans sa pensée, tel qu’il se mentalise, tel qu’il se fantasme. Little Mermaid : en quelques traits sinueux, Aurélie Dubois croque une jeune femme nue vue de dos, se reposant sur un parterre de fleurs. Style « girly », « Jeune et jolie », adolescent, mais propos ambigu. Les lignes de son corps, de façon bizarre, se dédoublent, comme si la figure se rêvait autre. Curieuse mise en abîme, soit du narcissisme : je me vois et je me démultiplie dans ma propre vision de moi-même, soit du corps faisant l’expérience de l’incomplétude : je suis ce corps mais las, il ne me suffit pas, je voudrais être plus que je ne suis, bien plus que ce que je suis.

Les centaines de dessins que réalise depuis une vingtaine d’années Aurélie Dubois ne font que confirmer cette assignation donnée à la représentation du corps : il s’agit bien, d’un même coup de crayon, de montrer le corps et de montrer ce qu’il pense, comment il se voit, toutes les choses qui lui passent par la tête. Mon amour dit des mots durs, de la sorte, présente au regard, vue en plongée, une femme nue à genoux entourée d’hommes qui éjaculent sur elle, faisant cercle autour de son être glorieux. Doit-on reconnaître l’artiste elle-même ? Considérer qu’il s’agit là d’une scène vécue ou, au contraire, d’un fantasme ? Les corps dont nous entretient Aurélie Dubois, le sien avant tout autre (quiconque connaît l’artiste la reconnaîtra, dans ses images, sans nulle difficulté), sont des corps en conflit, qui luttent pour affirmer quelque chose ou contre quelque chose. Ce quelque chose est, à l’évidence, l’existence et sa réalisation, abordées chez l’artiste selon leur versant affectif. L’amour, l’amour de soi, l’image de soi, la séduction, le sexe, la peur de déplaire et de ne pas avoir le corps qu’il faut sont ici les fundamenta de l’expression graphique puis, bientôt, photographique et cinématographique. Pornographie : ce dessin montre une jeune femme assise. Son corps se réduit aux jambes, au bassin et à la tête, sans tronc ni seins. Sa queue de cheval, bizarrement, a pris la forme d’un pénis trempé, gluant de sperme ou de matière fécale. Regarde-moi danser : une jeune fille dénudée tend sa poitrine ornée de bijoux à un spectateur qui ne peut être que nous-mêmes, qui regardons l’image. Je cherche je trouve : une femme exécutant un fisting a enfoncé son poing dans l’anus d’un homme qu’elle tient allongé, ventre sur ses genoux, en piéta des temps pornographiques.

"Amour écrit en fer" et au moyen de récits multiformes

Le sexe, bientôt, devient chez Aurélie Dubois une thématique, sinon omniprésente, du moins éminente, structurante. Pourquoi le sexe ? Grâce à lui se réalisent la consécration de la séduction, la jouissance, la reproduction. À travers lui s’expriment notre audace et nos retenues, nos verrouillages et nos excès, la question de la morale intime et, au-delà des limites de l’alcôve, celle de la loi régentant le droit public de la pratique sexuelle. Tout un monde proche, que chacun expérimente au quotidien sa vie durant, où éprouver de profundis ce que nous sommes et comment nous le sommes.

Aux dessins, d’abord sur carnet, qui sont sa principale signature, Aurélie Dubois ajoute bientôt de multiples modes d’expression : le dessin grand format voire sur mur, le dessin d’animation, l’installation, les images photographiques, le cinéma. La thématique ne change pas mais se démultiplie. Que le corps soit dessiné, photographié ou filmé, seule change sa nature, tantôt graphique ou tantôt organique. Au dessin revient d’illustrer l’univers des métamorphoses corporelles qui agitent de plus en plus l’artiste, sa carrière avançant. La figure, peu à peu, se déforme, varie, voit certaines parties du corps développées – les seins, les bouches, les vulves, les pénis, notamment. Contraction sur l’essentiel, sur ces lieux du corps par où transite l’amour que l’on fait mis en scène pour l’occasion tel qu’on le pense, de façon bien souvent dissociée, fétichiste, obsessionnelle. Quant au dessin animé, qui cette fois met en mouvement les corps, à celui-ci reviennent la vue de la mue, le travail mental et comment celui-ci bouscule la belle ordonnance initiale du corps. Prima, une brève animation de quelques secondes, enregistre cette mutation lourde de sens, livrée en boucle : un, une femme nue se caresse l’anus ; deux, sa main traverse son corps et crève son vagin tandis que son visage, peu à peu, adopte les traits d’une tête de mort ; trois, ses seins, dans le même temps, se sont affinés, projetés devant elle, ils se transforment en phallus.

Un univers de transformations, donc de tensions, notera-t-on au vu des multiples créations d’Aurélie Dubois. Cet univers de tensions, qui suggère que notre vie intime et fantasmatique, loin d’être réalisée, est au contraire toujours à faire, le recours au cinéma lui donne une épaisseur complémentaire, en faisant intervenir cette fois le récit, qui nourrit et densifie la séquence. Où le dessin exprime des confrontations immédiates, sans antécédence ni après-coup (c’est le cas des très nombreuses représentations graphiques, par l’artiste, de coïts brutaux, s’assimilant à une guerre des corps, et où ces derniers deviennent fréquemment difformes, monstrueux), la photographie, sous forme de roman-photo (Photaumnales de Beauvais, 2016), et plus encore le cinéma permettent l’ancrage des images dans une histoire, un récit ou un métarécit plus insidieux ou densifiés. La narration, chez Dubois rarement linéaire, intègre alors des éléments de récit complémentaires, enrichissant le propos tout en jetant volontiers le trouble. Le film Amour écrit en fer, de manière littérale, montre de la sorte un ouvrier découpant du fil d’acier dont il soude les différentes chutes de manière à écrire le mot « amour ». Dans le même temps se dénoue une histoire apparemment violente entre l’artiste, que l’on découvre morte sur un lit, et un homme armée d’un fusil qui s’occupe d’accoucher d’une poupée d’enfant. Précisons que l’artiste, dans ses photographies et ses films, se met fréquemment en scène, nue, au naturel, grimée, morte, clonée, spectrale, diversement. Actrice de sa propre vie intime et imaginaire, elle y projette aussi, dans le sillage d’un Pierre Molinier, des figures bien souvent récurrentes : ses doubles, des fétiches (de petites poupées monstrueuses, par exemple, avec des visages d’humains normaux parfois), qui ajoutent au propos tenu. Cette constellation très personnelle, que l’habitué retrouve d’une œuvre à l’autre ou presque, trouve dans la répétition une légitimité forte, que renforce le fréquent recours, dans photographies et films, aux mêmes acteurs. On signalera à cet égard l’extraordinaire compagnonnage entre l’artiste et l’acteur septuagénaire Huu Nghia Tran, d’origine asiatique, qui livre son corps chétif et ses mimiques outrancières, sans nulle pudeur ni blocage, à la caméra de l’artiste, véritable mentor visuel de l’œuvre.

 

Au-delà du « Bad Girly »

Aurélie Dubois ? Une femme aspirée par le démon de l’intimité. Et une artiste, en toute pertinente personnelle, prenant en charge avec méthode, obstination, sens aussi du témoignage, les formes mentales intrigantes qu’inspire la pulsion sexuelle, partagée ou non, au risque assumé de la pornographie.

Tout jugement fondé sur un moralisme étriqué fera de Dubois, on peut le craindre, une virago dévoyée. Pas sûr à cet égard que l’on en ait fini avec ce préjugé tenace, anti-féminin, voulant qu’une femme artiste traitant librement du sexe soit forcément, peu ou prou, une « salope », un être pervers, obsédé, nymphomane, malade. En un mot, une réprouvée, quelqu’un, dans le domaine même de l’art, qui ne saurait toucher du Rotring ou de l’objectif de sa caméra que les bas-morceaux, à rebours de l’idéalisation, de l’esthétisation et, il va sans dire, de toute bienséance, cette forme policée de la répression des désirs. Il est vrai que les années 2000 et 2010, marquées par un backlash pesant, enregistrent un regain indéniable de puritanisme. Intégrisme religieux et retour de la répression sexuelle y vont bon train, l’homophobie légalisée dans nombre d’États politiques, notamment, aboutissant çà et là à la criminalisation locale de l’homosexualité, entre autres limites mises aux droits civils de la communauté bisexuelle et LGBTQ. Cette donne négative a cette conséquence, largement vérifiée : bouter le « Sex Art » hors de la sphère publique. En témoigne le « sexuellement correct » sur lequel s’alignent alors la plupart des grandes manifestations artistiques mondiales, biennales du Whitney Museum à New York et de Sharjah aux Émirats Arabes Unis en tête. Ici, pas de « cul » ou alors le plus édulcoré, le plus mignard qui soit, et surtout pas revendiquant une absolue liberté, tant de la représentation que de l’appel aux sexualités décrétées « hors-norme » par les maîtres du code. Sade, en ces heures difficiles pour la liberté d’expression, n’aurait à l’évidence jamais trouvé d’éditeur pour ses textes (trop irrévérencieux), et Pasolini, qui a adapté les Cent Vingt Journée de Sodome du Divin marquis au cinéma, un producteur pour financer Salo, son chef-d’œuvre (trop humiliant pour l’humanité). Les années 1990, avec l’irruption euphorique des « Bad Girls » dans le champ de l’art, avaient-elles apporté une bouffée d’air frais à la libre représentation des choses du sexe par les femmes ? Merci à Tracey Emin, à Sarah Lucas, à Georgina Starr, à Elke Krystufek. Une effervescence tôt bannie, hélas !

Aurélie Dubois artisane et partisane du « Bad Girly », elle aussi ? Il faut voir plus loin, au-delà de l’épidermique, du soutien-gorge déchiré sur la barricade ou de la masturbation faite en public par provocation, les doigts bien profond engoncés dans le siège de l’« Origine du monde » (la chanteuse punk Nina Hagen, lors d’un talk-show télévisuel, avait en la matière ouvert la voie, si l’on peut dire, dans les années 1980). Il convient même, pour la circonstance, de ne pas se tromper d’expression. Dubois, une « bad girl » ? L’artiste, pas le moins du monde, ne goûte l’expressionnisme, la violence ouverte, le cri désespéré. Aurélie Dubois, à qui la situation ne saurait échapper, prend tout autrement par les cornes le taureau de la liberté d’exprimer sans interdit le Sex Art : en tant que vigie, en tant que conscience. Elle se donne à cette fin le titre d’« artiste de Garde », qu’elle affuble de cette vocation : la vigilance à l’égard du moralisme étriqué, l’engagement, à commencer via ses propres créations, contre toute forme de limite mise à l’expression artistique des sexualités contemporaines. Aurélie Dubois cite volontiers Surveiller et punir, texte fameux du philosophe Michel Foucault consacré aux sociétés disciplinaires et à la répression des mœurs. Michel Foucault penseur gay, militant anti-QHS et victime du sida dont l’œuvre, dans sa partie ultime (Histoire de la sexualité) n’a de cesse de pointer la phase sexuelle régressive engagée par le judéo-christianisme, à-rebours des sexualités méditerranéennes antiques et de leur plus ouverte gestion concrète du désir.

À plusieurs de ses œuvres, Aurélie Dubois, en guise d’hommage, donnera ce sous-titre signifiant, sans équivoque foucaldien, « Surveiller et punir ». C’est le cas avec (À vous devoir) Surveiller et punir - Peuple Objet (2014). Cette photographie sous procédé Diasec (sous verre) montre un visage féminin. Le verre censé protéger l’image a été violemment brisé, à coups de marteau. Ce marteau, l’artiste, au demeurant, l’utilise autant pour dire la destruction que son contraire, la création. Pour Dubois, le marteau est un double symbole selon qu’il sert le maître ou ceux qui n’ont pas l’heur d’être des maîtres : le coup que l’on reçoit, le coup que l’on donne. On le retrouve encore, multiplié par trois sur une de ses photographies fétiche (elle sert d’affiche à l’exposition que l’artiste, au printemps 2017, organise à l’espace 24Beaubourg, à Paris), deux de grande taille, un de petite taille, matérialisant une bien curieuse Sainte Famille – le Marteau-Père, le Marteau-Mère, le Marteau-Enfant. La famille ou le jeu permanent, en transfert constant, des pouvoirs, du Pouvoir.

 

Pour une formulation des signifiants sexuels flottants

Être une « Bad Girl », pour Aurélie Dubois, n’est pas assez. Voire, c’est là une forme de réduction de la corporéité à son seul versant féminin. Dubois, plus qu’engagée dans une œuvre féministe, l’est dans une œuvre anthropologique. Ses dessins, ses photographies, ses installations, ses films en réfèrent moins à « la femme, sa sexualité » qu’à « l’humain, ses sexualités ».

Entre ses compagnons de route intellectuels, en proximité cette fois, Aurélie Dubois compte la puissante personnalité de Daniel Androvski, Psychanalyste et Ecrivain. Cette complicité remonte aux années 2000, lorsque Androvski, particulièrement dubitatif quant à la théorie du Genre, trouve chez l’artiste ce qu’il faut de matière à illustration des oppositions non-opposées dont se montre riche la pensée freudienne et celle de ses successeurs, Jacques Lacan notamment (plutôt que des oppositions, des nœuds). Pour Sigmund Freud, qui invalide les catégories de la pensée classique, pas d’être sans l’éminence du non-être dissimulé dans l’inconscient, hors de portée de la Raison des classiques. Nulle différence, ou si peu, entre le primitif et le civilisé et entre l’artiste et le névrosé. Le féminin ? Il peut être le masculin et inversement. Pas de conscience sexuelle, encore, sans l’encombrement de considérations telles que la prohibition de l’inceste, qui légalise la pratique du sexe selon un règlement basé sur l’interdit, sans la castration, qui rend cette pratique ambivalente, sans la sublimation, qui rabote l’énergie libidinale en la dérivant de façon à la fois glorieuse et humiliante. En vérité, tout un monde profus, lunaire et solaire, l’équivalent d’un tissu de complexités, de mouvements, d’allers et retours entre le corps et le corps et entre le sujet et le sujet, en une interminable ritournelle de plaisir et d’affliction où le doute le dispute sans cesse à l’action, et le passage à l’acte, au fantasme et au refoulement. 

Plusieurs des travaux artistiques d’Aurélie Dubois, adhérant fortement à la pensée freudienne et à ses revisitations contemporaines, font leur bien de la parole d’autorité de Daniel Androvski. En l’occurrence, celle-ci se voit convoquée, soit par citations, soit directement, comme c’est le cas dans le film Les Corridors (2014). Dans ce court-métrage, Dubois adapte un récit intime d’Androvski consacré au désir de la jouissance plénière et de la reproduction. Huu Nghia Tran, l’acteur préféré de l’artiste, a revêtu des habits féminins et, en un parcours qui le fait passer du questionnement à l’exaltation, il réalise devant nos yeux l’expérience du corps enceint, du corps apte à enfanter. Le mâle, pour l’occasion, devient femelle et inversement, dans l’esprit du spectateur, en un glissement mental que soutient la parole de l’écrivain, dont le récit forme la bande son du film. Tran, pour finir arrivé comme devant le Mur des Lamentations – en fait, une muraille de bottes de paille –, glisse dans les interstices de celle-ci deux papiers sur lesquels sont écrits « Je veux jouir » et « Je veux me reproduire ». Ceci avant d’offrir, en un geste de don total, son corps au rayonnement solaire. Pas sûr que la demande sera satisfaite : le mâle n’a de matrice que celle de sa mère, d’où il vient, sous l’espèce du souvenir et de l’empreinte mentale. Le désir, pour autant, a élaboré une phase de vie portée par un fantasme total d’accomplissement. Être un corps, c’est être des métamorphoses, une permanente demande d’altérité. Je est des autres. 

La prégnance de la psychanalyse dans l’œuvre d’Aurélie Dubois pourrait faire de la créatrice de Corridors une artiste freudienne, ou lacanienne. Les nombreux jeux de langage dont est férue l’artiste – « de voir » devient « devoir » ; « tendresse », « temps dresse »... – peuvent en toute légitimité le laisser à penser. Proximité du Witz, du jeu de mots inconscient, ou pas loin. Dubois, cependant, ne s’enferme pas dans une démonstration. Elle crée, et parce qu’elle crée, la création même la porte à inventer un monde propre, un monde qui, en tant que tel, outrepasse les catégories, glisse entre les formules sans forcément s’y arrêter. Le jeu avec les mots, fréquent chez elle, a ainsi pour vocation surtout de changer le code du langage, d’en reformuler les signifiants. Tout comme pour l’expression des vies du corps dont l’œuvre, dans sa durée, dans sa prolixité, rend compte : une aventure de la vie née de contingences, et bien moins l’affirmation d’une vérité.

Plus que la figure, la « refigure »

Le monde d’Aurélie Dubois, dont l’œuvre compte plusieurs centaines de créations, ignore la mort. Pour cette raison : il est question ici de la vie en marche, de la vie au jour le jour, vue et appréhendée par une artiste vivante et qui fait de la vie, de sa propre vie, son chronomètre, sa mesure même du temps et de ses aléas.

Devant cet univers confiné (le soi, le domestique, l’imaginaire du corps) mais jamais étouffant, ouvert quoique faisant sans répit « retour à », la tentation est grande de modifier radicalement l’angle de notre regard. Pour mieux dire : de l’inverser, carrément. En inversant de concert ce dont le regard informe le corps, à savoir le corps lui-même. Pourquoi cette tentation ? Du fait que le non-conforme, ici, devient le conforme, et le non-normatif, la norme. L’univers artistique d’Aurélie Dubois, à l’instar de celui d’un Hans Bellmer voici un siècle, abonde de représentations non-conformes de nous-mêmes, humains du début du 21e siècle, mais alors rendues crédibles, presque ordinaires, conventionnelles. Au travers d’une multitude d’images, nos corps se reconfigurent volontiers, se découpent et changent de genre, se mutilent ou se laissent mutiler, se détruisent et jouissent parfois d’être défigurés sans fin, au fil des images. Le spectacle offert, plus que celui de la figure, est celui de la « refigure ». Avec cette proposition sous-jacente, nous conviant à faire varier la manière même dont nous nous considérons nous-mêmes : nous ne sommes en rien des êtres mais des devenirs. Nous ne sommes jamais de parfaites figures de la loi, de l’obéissance, de la construction identitaire mais de très imparfaites figures de tout cela. Vivre, c’est muter, instant après instant. Le corps selon Aurélie Dubois, jamais fini, intense toujours, est en cours.

Paul Ardenne,

Historien de l'Art, Ecrivain, Professeur des Universités, Commissaire d'Exposition

Aurelie dubois réactualise l'image érotique

Paris,

23 janvier 2010

Pour avoir été maintes fois confronté au travail plastique d'Aurélie Dubois, je me dois d'insister sur son caractère fort, personnel, peu enclin aux concessions et à la reconduction de l'imagerie consensuelle.

Aurélie Dubois a fait du sexe, de la sexualité, des rapports homme-femme envisagés de façon coutumière mais intense, son principal propos plastique. Son approche privilégie la figure, le dessin, la mise en image du corps mais alors élémentaire, radicale, allant au plus court. Elle ne laisse que peut de chance à l'ingénuité ou à l'esthétisme bonifiant. Le monde d'Aurélie Dubois est traversé de corps souvent déchiré, lacérés, sur-offerts, très humain par ce fait même. Ceux-ci expriment à la fois nos fantasmes et notre activisme concret pour permettre qu'au quotidien, ces fantasmes cessent d'en être. Violence déployée à cette fin, nous pacifier, quoique sans ménagement. Ces images-là font du mal et du bien.

Il n'est certes pas facile d'innover dans ce genre maintes et maintes fois artistiquement exploité qu'est l'image de sexe, dont les reprises donne lieux pour l'essentiel à des redites. Au delà du cliché, avec un style sûr, à la fois sommaire, précis, émouvant, Aurélie Dubois réactualise l'image érotique et relance puissamment notre imaginaire. Dans la lignée glorieuse d'un Bellmer, elle parle de la guerre et de la paix des corps comme personne à ce jour.

Une création en conséquence forte de sa singularité et de ses contenus plastiques et expressifs.

Paul Ardenne,

Ecrivain, Professeur des Universités, Historien de l'Art et commissaire d'exposition

bottom of page