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"Aurelie Dubois choisit souvent le détournement pour montrer la complicité de ses personnages dans l’étrange, dans le trouble, dans le silence de quelque chose de difficile à nommer, à définir, à dévoiler."  Barbara Polla et Paul Ardenne

Les Corridors

TRAVERSE VIDEO

21 avril 2016

Les Corridors dont le pluriel connote de nombreux passages qui conduisent vers... s’ouvrent sur des escaliers soudain immergés, des chambres aux tiroirs de commodes débordants, de salons aux canapés sous des tapisseries mille fleurs avec animaux étranges, des champs aux monuments faits de carrés de paille superposés, des églises jusqu’au confessionnal...

 

Les étapes en sont mentionnées par des cartons annonçant des pièces dites bleue, verte, grise sans que les murs abîmés soient ainsi peints, amorçant le jardin mais aussi «eau bénite», «repentir» ou «pleine conscience»...  Le lieu est aussi celui de la pensée, des sentiments, des lieux intérieurs. Et malgré l’itinéraire, le point final est le point de départ, la même amorce dans l’escalier avec la même personne, impassible puis faisant la même mimique tirant la langue.

 

Le grain de l’image, ou l’éblouissement par le rayon du soleil, ou le léger flou d’un très gros plan attestent l’usage d’un matériel simple, une caméra grand public mais il répond pertinemment à un objet artistique très personnel. Il glane d’autres images: divers tableaux accrochés, la tapisserie, un dessin-autoportrait sur une table, tel reflet dans le miroir, des paysages intérieurs, la maison et l’église dans la pénombre trouées d’éclats blancs et extérieurs dans le soleil éblouissant et ce, en adoptant la déambulation d’une étrange personne désignée par le générique comme Human Behavior. Comportement humain quoique dénommé(e) Huu Nghia Tran. Personne que les amoureux du travail photographique de la réalisatrice reconnaissent mais qui ici, sans paroles, chaussé(e) de sandalettes à lanières dorées, en slip à fleurs étroit, baillant à l’entre-jambes, traverse les espaces, s’étire, saute, fait d’étranges moulinets avec les bras, monte sur la table, court à travers les arbres, nage, tente de s’élever; qui en robe de communiante s’agenouille au confessionnal ou frôle des monuments de foin dans les champs, qui, en robe légère jaune à plis, tourbillonne dans le verger en une étrange danse.

 

Etrange occupation de l’espace dont le ralenti dans la montée, la descente des marches et autres déplacements, parfois à l’envers, à reculons, surenchérissent le décalage en perturbant aussi le temps qui revient sur lui-même, détache des moments par des flashes blancs, ou alterne, lors du retour à la maison, les plans couleurs à des plans surexposés ou teintés en très léger sépia. Le temps échappe à la mesure sociale.

Loin de tout canon esthétique, le corps malingre aussi s’en évade dans son étrange chorégraphie de vie, visage le plus souvent impassible parfois souriant, riant en pleurs, ou pleurant en rires, le regard vide parfois adressé, les cheveux flottants... ou caressés.

 

Cependant une voix masculine over glose au plus près, les déplacements de cet androgyne ou, commente le «désordre des sens et du signe». Celle de Daniel Androvski, qui se fait écho de ses écrits de psychanalyse qui définissent «l’insexualité» comme «le refus d’un statut identitaire donné à la sexualité  (puisque) la sexualité n’est pas modulable en une identité pour hétérosexuel, bisexuel ou homosexuel. Le sexe est une anatomie à combinaisons multiples qui n’a rien à voir avec la sexualité au même titre que la sexualité n’a rien à voir avec l’identité. » Cependant, le texte n’assène pas de concepts difficiles, leur préférant les chemins du poétique.

 

L’être suit ses mentions du «je veux jouir» et «je veux me reproduire» en tendant deux petits papiers manuscrits de tels désirs, marqués du petit cœur naïf des amoureux; il est alors dans sa robe blanche et il cache ses désirs entre les bottes de foin comme on glisse des vœux dans le Mur des Lamentations.

 

Le plus loin qu’il se peut d’un projet d’identification tel que la fiction le cherche,

cette œuvre nous implique totalement dans la reconnaissance de l’être de l’autre-autre, dans le bonheur du surprenant.

 

Simone Dompeyre,

Présidente et Directrice Artistique de Traverse Vidéo, qu’elle a fondée, se consacre à confronter les diverses formes de l’art expérimental sans oublier son amour de la pellicule. Ce pourquoi, elle s’est dévouée à l’enseignement de l’analyse filmique et de la sémiologie de l’image.

The Cor­ri­dors, un film d’Aurélie Dubois

LE LITTÉRAIRE

mars 2014

Auré­lie Dubois pro­pose une recherche plas­tique qui détourne les images clas­siques du désir et du genre. La sexua­lité se déplace au-delà de la chambre et de ses draps frois­sés. L’érotisme devient une spé­cu­la­tion radi­cale, impré­vi­sible, “déviante”, par­fois vio­lente, par­fois comique. Néan­moins, le tatouage de l’âme reste tou­jours pré­sent sur le tor­rent du corps même si ce der­nier a du mal à res­ter seul dans son lit. L’artiste par­fois l’harnache et le ren­force : jamais pour le cana­li­ser. Il doit se sou­le­ver plus haut que son argile. Il doit atteindre un autre lieu, “enfer ou ciel qu’importe” comme aurait dit Bau­de­laire. C’est chaque fois un régal mais aussi une pro­vo­ca­tion poé­tique même au sein de la farce ou la folie des lubri­ci­tés et des déguisements.

A ce titre The Cor­ri­dors  est un « road­mo­vie » inté­rieur qui modi­fie les codes en inter­ro­geant le sexuel et le poli­tique, l’imaginaire et le docu­men­taire. Son per­son­nage est un mutant « insexuel, quelqu’un qui n’existe pas et qui existe par­tout » dit la créa­trice. Son aven­ture per­met la mise en scène de pas­sages entre le haut et le bas, le mas­cu­lin et le fémi­nin. Daniel Androvski, avec lequel Auré­lie Dubois tra­vaille, pré­cise l’objet du film : «La créa­trice nous pro­pose d’épurer, de faire sor­tir le venin de la morale, où la jouis­sance ne serait qu’un funeste brouillon mêlant le plus-de-jouir à l’esthétique du trou.»

Le héros est femme et homme, phal­lus et uté­rus. Il est là pour expri­mer le trans­genre de tout corps. Le désir et l’intime sortent des dicho­to­mies au pro­fit d’un « invi­sible ». Il contraint le regar­deur à quit­ter la fas­ci­na­tion et la sidé­ra­tion ins­ti­tu­tion­na­li­sées. Se sub­sti­tue une lumière trou­blante. L’artiste sug­gère com­ment cer­tains veulent tirer les rideaux sur une alté­rité. Auré­lie Dubois impose à ce titre  une « étran­geté » néces­saire dans son conte de la sub­ver­sion identitaire.

 

Jean-Paul Gavard-Perret,

Docteur en littérature, Professeur de communication à l’Université de Savoie à Chambéry. Membre du Centre de Recherche Imaginaire et Création. Spécialiste de l’Image au XXe siècle et de l’œuvre de Samuel Beckett. Il collabore à de nombreuses revues dont Passage d’encres, Les Temps ModernesEsprit, Verso Art et Lettres, Champs visuals et Communication et Langage. Il a publié une quinzaine de livres, de textes brefs ou d’essais.

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